L’objet-projet, quand la prose quotidienne des objets devient poésie, discours inconscient. Par Lucie Le Corre_
Corinne Nguyen photographie depuis son enfance, au gré de ses voyages proches ou lointains. Elle produit des images en apparence sans lien les unes avec les autres. L’utilisation systématique de la couleur, le choix engagé du point de vue et la précision du cadrage démontrent cependant une réelle intention photographique tout au long de son travail. Après leur séduction formelle, ces images interrogent notre intellect : que montrent-elles, comment et pourquoi ?
Corinne Nguyen nous montre avant tout des « objets », dans toute leur matérialité, grâce à un traitement léché de la lumière et de l’atmosphère propre au lieu qui arrête son attention. Même lorsqu’il s’agit de représenter l’humain, la matérialité des corps, les pores, les plis de la peau, la consistance des cheveux sont visibles nettement.
La photographe dresse une sorte d’inventaire du monde, concocte une collection d’objets retenus. Il faut accepter le mot “objet” dans son sens le plus large, comme étant “tout ce qui est la cause, le sujet d’une passion – figuré et par excellence : l’objet aimé”. C’est Baudrillard qui, dans Le système des objets, consacre le chapitre Le système marginal à l’acte de collectionner. Sous sa plume les objets deviennent, « en dehors de la pratique que nous en avons, à un moment donné, autre chose de profondément relatif au sujet, non seulement un corps matériel […] mais une enceinte mentale où je règne, une chose dont je suis le sens, une propriété, une passion ».
Tout objet a donc ainsi deux fonctions. D’être pratiqué, et c’est ce que nous propose Corinne avec ces photographies du néon, des poubelles de la plage au Portugal ou de la voiture se détachant à la lueur d’un réverbère. D’être possédé, et il s’agit ici d’un double mouvement : d’une part la photographie permet de posséder une image de l’objet vu et ainsi de s’en souvenir. D’autre part il faut également considérer la photographie en tant qu’objet tridimensionnel, faisant virtuellement partie d’un deuxième inventaire. La photographe oscille entre la pratique du monde, par ses déambulations, et le désir d’en posséder des images, agençables.
Une fois photographié, l’objet devient “pur”, dénué de fonction et acquiert un statut subjectif, qualifiable par le sujet regardeur. Ainsi l’inventaire du monde auquel se livre Corinne Nguyen n’est pas forcément intime mais au contraire ouvert, comme le miroir des images désirées par le spectateur qui se livre alors un discours à lui-même. “L’objet, dit Maurice Rheims, est […] comme un miroir fidèle non aux images réelles, mais aux images désirées”. Qu’est-ce que l’acte de photographier sinon vouloir montrer le monde tel qu’on désire qu’il soit vu ? Le dispositif photographique de Corinne tend également dans le sens d’une ouverture vers l’interprétation personnelle. Le point de vue est rasant permettant au sujet de n’être pas enfermé entre les bords de l’image. Les objets saturent très rarement le champ : les spectatrices du match de baseball envahissent entièrement l’image mais l’une d’entre elles tourne la tête et emmène le spectateur voir au-delà du cadre. Le hors-champ, littéral ou poétique, est ainsi omniprésent.
Corinne Nguyen répertorie des motifs, des lieux pratiqués, « dramatisés », qu’elle croise au gré de pérégrinations. Dans le même temps elle synthétise le second degré de la photographie, la subjectivité, par l’intermédiaire de cette notion d’objet. Le vécu projeté dans chaque sujet-objet se reflète dans le miroir de son objectif comme autant de facettes interprétables. Chaque photo-objet, fenêtre sur un immense cabinet de curiosité, peut être investie par autant de spectateurs porteurs de leurs propres fantasmes. L’expérience personnelle de la photographe est rejouée par le regardeur, engagé grâce au travail de présentation des images. Nous ne pouvons pas avoir une perception objective et globale de l’objet représenté mais ces images fonctionnent comme une synecdoque, nommant des parties pour un tout. Le diptyque, le jeu des montages allusifs, sont autant de parties dans le tout du monde sensible de l’artiste. Grâce à ce travail d’inventaire puis d’agencement, la photographe contourne les limites de l’outil photographique, trop soumis au réel et insuffisant à rendre compte de sa complexité.
La photographie, fragment arraché au réel, permet de circonscrire un espace-temps. « Le temps de la collection n’est pas le temps réel, c’est le fait que l’organisation de la collection elle-même se substitue au temps. Sans doute est-ce là la fonction fondamentale de la collection : résoudre le temps réel en une dimension systématique». Corinne Nguyen évoque la peur de l’oubli comme moteur de son travail. Si l’on associe cette question de la mémoire et du souvenir (collection de faits et de connaissances) à celle d’une pratique photographique relevant de l’inventaire, se dégage la possibilité de la maîtrise du temps par la transformation de moments fugaces en un ensemble d’images choisies et rassemblées.